lundi 11 janvier 2016
Joann Sfar: Critique des Huit Salopards
"Je ne poste jamais d'avis sur le cinéma, ou alors pour défendre des artistes que j'aime. Je voudrais cependant partager quelques idées au sujet de The Hateful Eight.
Surtout ne lisez pas si vous n'avez pas vu le film car je vais spoiler beaucoup de choses.
Je suis allé voir ce film le jour de sa sortie, dans l'une des cinq salles en France qui le proposent en 70 mm, avec huit minutes supplémentaires, avec l'entracte au milieu, avec l'écran qui scintille et les sous-titres que l'on voit mal du fait de cette technique de projection.
Et comme beaucoup de spectateurs je suis ressorti groggy. Je ne comprenais pas bien ce que je venais de voir.
Après tout, la première fois où j'ai vu un film de Tarantino, c'était Reservoir Dogs et là aussi, je me suis dit "qui est ce type? Qu'est-ce qu'il vient de me faire? Est-ce que j'aime ça ou pas?". J'ai ressenti quelque chose de semblable lorsque j'ai découvert les Cohen Brothers ou Kurozawa, je crois qu'on n'aime pas voir une chose à laquelle on ne s'attendait pas...dans un premier temps. Et ensuite on ne peut plus s'en passer.
J'ai refusé de parler à l'issue de la projection. J'étais entouré d'une foule qui disait sa déception sur le ton de "Django au moins c'était excitant", ou bien "ses personnages ne sont vraiment pas marrants". On ne les "aime" pas.
Moi, je ne savais pas ce que j'éprouvais.
Tarantino a choisi le format d'écran le plus spectaculaire au monde, une image encore plus horizontale que du cinémascope, pour filmer pendant trois heures...huit bonshommes qui causent enfermés dans UNE pièce.
Techniquement, c'est époustouflant, mais ça n'est pas le sujet.
Ce n'est pas un film de plaisir, ce n'est pas un défouloir, le coeur ne bat jamais aussi joyeusement que dans les autres films de Tarantino.
Je ne peux pas m'associer à l'armée de spectateurs et surtout à l'armée de critiques de cinéma qui s'imaginent que c'est "raté". je veux dire que je n'ai pas envie de discuter avec ceux qui s'imaginent que Tarantino ne fait pas exprès d'offrir ce qu'il offre.
Je crois qu'il faut prendre au sérieux ce que nous raconte un film. Chaque film dépeint une vision du monde et de ses conflits.
Chez Tarantino depuis toujours, c'est la fable qui vient soigner le réel. Ce qui nous a rendus heureux dans Django, ou dans Inglorious Basterds, c'est la victoire de héros imaginaires sur les tragédies du vrai monde. Inglorious Basterds montrait un régiment de juifs qui réussissent à assassiner Hitler en le faisant brûler dans le la pellicule cinématographique.
Django racontait un esclave noir qui devient Zorro, et qui rend la justice, et finalement, ces deux films racontent que l'imaginaire peut soigner les blessures du monde. Ce sont des visions enfantines et optimistes, voilà pourquoi elles nous font tant de bien.
Spike Lee en voulait beaucoup à Tarantino pour cet optimisme. Moi pas. Moi je voyais qu'il s'agissait de rêves et le cinéma peut servir aussi à cela.
Hateful Eight raconte autre chose. D'habitude, chez Tarantino, quand le mot "nègre" est prononcé, c'est du troisième degré, ça fait partie d'une panoplie surjouée. Pas dans The Hateful Eight. Dans ce dernier film, chaque mot fait mal. Met vraiment mal à l'aise. Qu'est ce que ça raconte? Huit bonshommes enfermés. Obligés de rester entre eux. Avec une haine terrible entre chacun d'eux. Avec un racisme indépassable. Avec une détestation des femmes. Avec une envie de massacre constante. Et la certitude dès le début que personne ne s'en sortira, qu'il n'y aura pas de héros. Que ça va finir en massacre et que la mort n'aura rien ni d'héroique ni de jolie. Et la seule lueur d'espoir? la seule chose que chacun semble respecter? Une lettre du président. On attend le rêve et le salut de l'état. Et on finit par s'apercevoir que cette lettre n'est qu'une fable. Cette lettre est fausse, comme si Tarantino nous disait "tout ce que je vous ai dit dans mes films d'avant, c'étaient des fables pour vous faire rêver. Je vous ai offert de grands espaces et des épopées pour que chacun mette sa sauvagerie dans un lieu enfantin. La réalité est différentes. Nous sommes, comme chez Hobbes, des loups les uns pour les autres. Nous sommes enfermés dans les mêmes conflits raciaux, politiques, territoriaux, qu'à l'époque de la guerre civile. Nous sommes dans la même merde qu'il y a cent cinquante ans. Et voilà. S'il appartient parfois au cinéma de vous faire rêver, j'ai souhaité cette fois-ci vous montrer le monde dans l'état où je le vois. Ca vous fait pas plaisir? A moi non plus."
Ce film sort au moment ou tarantino s'implique dans la défense des noirs américains. ca n'est pas un hasard si c'est justement cette année qu'il manifeste dans les rues de New York.
J'ai lu trop de saloperies depuis quelques jours sur le film de Tarantino. Y compris émanant de réalisateurs de cinéma qui jamais ne feront un plan qui arrivera à la cheville du plus mauvais plan de Tarantino. Je me demande pour qui ils se prennent, à regarder Tarantino de haut. Pas grave. C'est le jeu.
La réalité, c'est qu'on ne peut pas prendre plaisir à The Hateful Eight, car c'est un film grave, fait pour blesser. Si cette blessure pouvait susciter une réflexion, plutôt qu'une moue d'enfant qui n'a pas eu la sucrerie qu'il attendait, ça serait formidable. J'ai l'impression qu'une partie du public a compris ce film, qui est en phase avec les temps très sombres que nous vivons. Je ne crois pas que les critiques aient voulu prendre au sérieux ce que raconte Tarantino. Je me demande combien de siècles il faudra pour qu'on accepte l'idée que les cinéastes sont aussi des écrivains, et qu'en général, un cinéaste d'envergure fait exprès de raconter ce qu'il raconte.
Aller voir un film d'un auteur que j'aime, pour moi, ça n'est pas dégainer un couteau en cherchant si c'est "bon ou pas bon". Je me demande simplement ce que cet auteur veut nous dire. Je crois qu'au même titre que tous ses précédents films, le dernier long métrage de Tarantino "dit" beaucoup.
Lorsqu'on réfléchit encore à un film près d'une semaine après l'avoir vu, c'est qu'il s'agit d'un grand film."
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