mercredi 22 mai 2019

OUATIH: l'avis des Inrocks




"Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus". Cette phrase de Proust, dans Le temps retrouvé, Quentin Tarantino la fait plus que jamais sienne dans Once Upon A Time in Hollywood. Conçu d’abord comme une lettre d’amour (à une époque, à une ville, aux acteurs, aux pieds féminins), son neuvième film déploie, durant ses presque 2h40, une fresque à la fois ultra-ambitieuse (dans ses moyens) et néanmoins très simple (dans son cheminement). On pouvait s’attendre, de la part du réalisateur de Pulp Fiction et Kill Bill, à une nouvelle fiction déconstruite, aux multiples ramifications spatio-temporelles ; c’est au contraire son film le plus linéaire et flegmatique, en dépit de quelques digressions et flash-backs opportuns, ainsi que d’une voix off qui, comme un chœur de tragédie, se charge d’annoncer le fatum.
Si Once Upon A Time in America, le grand récit proustien du maître de QT, Sergio Leone, carburait à l’opium et au ressouvenir, cet Il était une fois se shoote plutôt au cannabis (la drogue de LA), avec une pointe de LSD : c’est en effet dans un pur présent qu’il se déploie (ou plutôt un passé ramené au présent, avec un compteur précis de jours, et même d’heures), mais en l’étirant comme du chewing-gum. Pour faire durer le plaisir avant la fin inéluctable, pour profiter des derniers jours comme s’ils allaient durer toute la vie, pour retarder au maximum la chute du paradis. Tarantino, qui a toujours fonctionné selon ce principe d’écriture, le pousse ici à son paroxysme, non plus à l’échelle d’une scène mais de tout un film — rejoignant ainsi Inherent Vice de Paul Thomas Anderson, Mektoub My Love d’Abdelatif Kechiche ou Everybody Wants Some ! de Richard Linklater, dans leur tentative de capter une pointe temporelle dans son infinie brièveté.

Jouir avant la perte de l'innocence

Ce qu’il célèbre là, avant inventaire et fermeture définitive, c’est donc 1969, Los Angeles, et un certain rapport au monde. 69, c’est pour QT l’année des six ans, l’année du déclin définitif du vieil Hollywood au profit de la télévision (et bientôt du nouvel Hollywood), l’année, enfin, où Sharon Tate fut massacrée, avec un fœtus de 8 mois dans le ventre et quatre de ses amis, par trois membres de la "famille" de Charles Manson. Cet évènement, qui plane tel un spectre sur tout le film, bien que son "exécution" n’en prendra qu’une petite partie, signe historiquement, aux Etats-Unis, la fin de l’innocence, du flower power et de l’utopie hippie, noyée dans un bain de sang. Mais, en attendant, semble indiquer Tarantino, il faut jouir. Le maestro se plaît ainsi à ne filmer là, que ce qui se trouve au cœur de son désir.

Une pornographie de la reconstitution

Des acteurs cabotinant d’abord : Brad Pitt (en cascadeur castagneur, mélancolique et nonchalant) prenant l’avantage sur Leonardo Di Caprio, même si ce dernier excelle en acteur ringard de série B. La reconstitution d’un western kitsch dans lequel il joue, si elle impressionne par sa virtuosité, ennuie cependant quelque peu, par son manque d’enjeu. Là où Tarantino, en revanche, excelle, c’est dans l’accumulation gratuite et boulimique de détails. Il n’a au fond plus besoin d’une intrigue, la déambulation urbaine de deux sublimes losers, en train de tomber de leur piédestal, lui suffit. Costumes et accessoires vintage, voitures d’époque, vieux posters, musique soul et rock, enseignes disparues (la plus belle scène n’étant composée que de néons clignotants), boites de pâté pour chien presque érotique… Il y a presque ici une pornographie de la reconstitution (accompagnée d’une grande précision historique), qui pourrait virer à l’académisme si Tarantino ne regardait pas le monde, son monde, avec une intensité folle. Voir par exemple comme il filme Margot Robbie (et ses pieds), absolument solaire et extatique, lorsqu’elle va au cinéma se mirer.

Un film versatile dans son propos

Reste la question politique, follement perverse. Par une foule de détails, parfois à la limite de la private joke — par exemple quand il fait dire à une hippie psychopathe que sa violence n’est qu’une saine réaction face à celle des écrans hollywoodiens —, Tarantino semble adresser un doigt d’honneur, accompagné d’un rire sardonique, à ses détracteurs. Plutôt que de s’excuser, il creuse ainsi son sillon, un peu à la manière de Lars Von Trier dans The House That Jack Built. Il joue carrément avec le feu lorsqu’il laisse entendre, sans le confirmer, que le personnage de Brad Pitt aurait pu se tirer d’un féminicide, sans autre conséquence pour lui qu’une mauvaise réputation sur les plateaux de tournage. Lui-même accusé, peu de temps après Metoo de maltraitances vis-à-vis de son égérie Uma Thurman sur le tournage de Kill Bill, il fait peut-être là une projection tordue. Et toute l’ambiguïté de ce soi-disant âge de l’innocence qu’il entend restaurer, de ce cristal de temps qu’il fait scintiller allègrement, finit par exploser dans le dernier acte, sauvage et sadique. Le film laisse un drôle de goût en bouche, tandis que demeure indécidable le degré d'ironie que porte le cinéaste sur la restauration des valeurs archaïques qu'il met en œuvre.
ONCE UPON A TIME IN HOLLYWOOD de Quentin Tarantino - Compétiton officielle
Avec Leonardo Di Caprio, Brad Pitt, Margot Robbie (2h39, E.-U., 2019)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire