"Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus". Cette phrase de Proust, dans Le temps retrouvé, Quentin Tarantino la fait plus que jamais sienne dans Once Upon A Time in Hollywood. Conçu d’abord comme une lettre d’amour (à une époque, à une ville, aux acteurs, aux pieds féminins), son neuvième film déploie, durant ses presque 2h40, une fresque à la fois ultra-ambitieuse (dans ses moyens) et néanmoins très simple (dans son cheminement). On pouvait s’attendre, de la part du réalisateur de Pulp Fiction et Kill Bill, à une nouvelle fiction déconstruite, aux multiples ramifications spatio-temporelles ; c’est au contraire son film le plus linéaire et flegmatique, en dépit de quelques digressions et flash-backs opportuns, ainsi que d’une voix off qui, comme un chœur de tragédie, se charge d’annoncer le fatum.
Jouir avant la perte de l'innocence
Ce qu’il célèbre là, avant inventaire et fermeture définitive, c’est
donc 1969, Los Angeles, et un certain rapport au monde. 69, c’est pour
QT l’année des six ans, l’année du déclin définitif du vieil Hollywood
au profit de la télévision (et bientôt du nouvel Hollywood), l’année,
enfin, où Sharon Tate fut massacrée, avec un fœtus de 8 mois dans le
ventre et quatre de ses amis, par trois membres de la "famille" de
Charles Manson. Cet évènement, qui plane tel un spectre sur tout le
film, bien que son "exécution" n’en prendra qu’une petite partie, signe
historiquement, aux Etats-Unis, la fin de l’innocence, du flower power
et de l’utopie hippie, noyée dans un bain de sang. Mais, en attendant,
semble indiquer Tarantino, il faut jouir. Le maestro se plaît ainsi à ne
filmer là, que ce qui se trouve au cœur de son désir.
Une pornographie de la reconstitution
Des acteurs cabotinant d’abord : Brad Pitt (en cascadeur castagneur,
mélancolique et nonchalant) prenant l’avantage sur Leonardo Di Caprio,
même si ce dernier excelle en acteur ringard de série B. La
reconstitution d’un western kitsch dans lequel il joue, si elle
impressionne par sa virtuosité, ennuie cependant quelque peu, par son
manque d’enjeu. Là où Tarantino, en revanche, excelle, c’est dans
l’accumulation gratuite et boulimique de détails. Il n’a au fond plus
besoin d’une intrigue, la déambulation urbaine de deux sublimes losers,
en train de tomber de leur piédestal, lui suffit. Costumes et
accessoires vintage, voitures d’époque, vieux posters, musique soul et
rock, enseignes disparues (la plus belle scène n’étant composée que de
néons clignotants), boites de pâté pour chien presque érotique… Il y a
presque ici une pornographie de la reconstitution (accompagnée d’une
grande précision historique), qui pourrait virer à l’académisme si
Tarantino ne regardait pas le monde, son monde, avec une intensité
folle. Voir par exemple comme il filme Margot Robbie (et ses pieds),
absolument solaire et extatique, lorsqu’elle va au cinéma se mirer.
Un film versatile dans son propos
Reste la question politique, follement perverse. Par une foule de détails, parfois à la limite de la private joke
— par exemple quand il fait dire à une hippie psychopathe que sa
violence n’est qu’une saine réaction face à celle des écrans
hollywoodiens —, Tarantino semble adresser un doigt d’honneur,
accompagné d’un rire sardonique, à ses détracteurs. Plutôt que de
s’excuser, il creuse ainsi son sillon, un peu à la manière de Lars Von
Trier dans The House That Jack Built. Il joue carrément avec le
feu lorsqu’il laisse entendre, sans le confirmer, que le personnage de
Brad Pitt aurait pu se tirer d’un féminicide, sans autre conséquence
pour lui qu’une mauvaise réputation sur les plateaux de tournage.
Lui-même accusé, peu de temps après Metoo de maltraitances vis-à-vis de son égérie Uma Thurman sur le tournage de Kill Bill,
il fait peut-être là une projection tordue. Et toute l’ambiguïté de ce
soi-disant âge de l’innocence qu’il entend restaurer, de ce cristal de
temps qu’il fait scintiller allègrement, finit par exploser dans le
dernier acte, sauvage et sadique. Le film laisse un drôle de goût en
bouche, tandis que demeure indécidable le degré d'ironie que porte le
cinéaste sur la restauration des valeurs archaïques qu'il met en œuvre.ONCE UPON A TIME IN HOLLYWOOD de Quentin Tarantino - Compétiton officielle
Avec Leonardo Di Caprio, Brad Pitt, Margot Robbie (2h39, E.-U., 2019)
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